Tribute #16

Une lecture de mes 20 ans, achetée au hasard…

Le point d’orgueNicholson Baker

« Je suis toujours content de faire la queue derrière une femme, parce que je peux la regarder librement sans la gêner. Celle-ci avait une chevelure très abondante, négligemment coiffée, peut-être teinte au henné – une couleur d’un roux sombre. Le genre de femme dont on dit que les rondeurs lui vont bien. Elle semblait aller très bien. Elle portait un nombre indéterminé de couches de vêtements très amples, avec de très larges encolures qui se recouvraient les unes les autres comme les orbites excentrées de plusieurs comètes – son épaule passait presque par une des encolures, laissant voir la bretelle d’une sorte de body qui devait sûrement être la dernière couche. Jusqu’ici, je n’avais jamais pensé aimer cette façon de s’habiller et cette allure, mais sur elle, cela me plaisait beaucoup. Sur l’épaule partiellement découverte, on voyait des taches de son, ce qui la rendait particulièrement douce et accessible, comme un rocher poli par une rivière.

Mais ce n’est que lorsque j’ai remarqué le titre du livre qu’elle empruntait que j’ai été complètement subjugué : elle rentrait chez elle pour lire un livre intitulé Nue sous mes vêtements, quelque chose d’assez récent écrit par une femme. Je l’ai feuilleté depuis : c’est un bon petit livre parfois assez drôle – mais sur le moment c’est son titre qui m’a paru extraordinaire. Pendant des années, cette simple vérité, que nous sommes nus sous nos vêtements, m’a stupéfié ; rencontrer une femme à la bibliothèque, tenant un livre qui annonçait cette vérité élémentaire, m’a fait éprouver ce sentiment mêlé tellement-sexuel-que-ce-n’est-plus-sexuel, comme si mes genoux n’allaient plus faire ce qu’ils étaient destinés à faire, et comme si mes couilles allaient s’affaisser plus bas qu’eux comme du caramel et pendre jusqu’à mes chevilles, ramollies par la chaleur de mon désir. Je savais que la femme n’avait emprunté ce livre que parce qu’elle voulait rire et qu’on lui avait dit qu’il était drôle, mais il portait ce titre provocateur, et maintenant, malgré sa décontraction devant le sexe, elle était légèrement embarrassée de le faire enregistrer.

(…)

Ne pouvant pas connaître sa nudité, je voulais lui annoncer d’une voix calme et sérieuse : « Je le suis moi aussi. » Quand elle se retournerait vers moi étonnée, je lui montrerais son livre et je lui expliquerais pour être clair : « Je veux dire que moi aussi je suis nu, en dessous. C’est vrai, je le suis. » Elle se contenterait peut-être de cela.

(…)

Plus mon imagination sexuelle devenait imagée et précise et plus l’idée relativement simple de lui fixer le vibromasseur papillon devenait, par opposition, banale et douce – c’était le moins que je pouvais faire pour elle. Ses encolures, son dos appartenaient à quelqu’un qui aimait les vibromasseurs. Je l’ai laissée enregistrer ses livres (l’employé et elle ont échangé un regard comme je m’y étais attendu) et s’en aller, puis j ‘ai arrêté l’univers et sorti le papillon. J’avais l’intention de lui installer alors qu’elle rentrerait chez elle parce que je pensais qu’elle le sentirait peut-être moins en mouvement qu’assise. Mais je devais m’assurer que cela n’allait pas l’effrayer – je ne voulais ni la troubler ni lui faire croire qu’elle devenait folle. (…) Et à la vitesse maximale, le bruit était incroyablement fort. Elle l’entendrait. (…) Mon seul espoir était qu’elle ne rentre pas chez elle à pied, mais qu’elle prenne le bus ou le métro, où le bruit de la circulation masquerait le bourdonnement.

(…)

J’ai remis l’univers en route et j’ai suivi la femme. (…) J’ai arrêté le temps, et je l’ai attrapée. En fouillant rapidement dans son portefeuille j’ai découvert qu’elle s’appelait Andrea Apuleo. (…) Finalement, quand un train de la ligne C est arrivé, dix minutes plus tard, elle a pris un siège dans le sens de la marche et je me suis assis sur un siège de côté. Je m’étais inquiété à cause du body d’Andrea car j’avais imaginé qu’il me faudrait peut-être le lui enlever ou le faire glisser sur le côté, mais quand j’ai commencé à lui installer le papillon pendant un arrêt du temps, j’ai découvert que l’appareil s’adaptait parfaitement bien contre la doublure. On pouvait l’installer très bas et elle sentirait cependant quelque chose. (…) La première fois que je ferais repartir le temps, elle aurait simplement l’appareil sans vibrations, afin que son corps s’habitue à sa présence. En arrêtant six ou sept fois le temps, j’ai augmenté progressivement le niveau de vibration. Je l’observais en faisant semblant de lire. A un moment, elle a eu une expression manifestement de plaisir, et discrètement elle a baissé la main vers son bas-ventre pour vérifier ce qui se passait : juste avant qu’elle ait pu sentir la forme du papillon étranger, j’ai arrêté le temps et je l’ai enlevé. Rassurée de constater qu’il n’y avait rien, Andrea s’est appuyée au dossier et, quand j’ai eu réinstallé l’appareil et accéléré graduellement les vibrations, alors que le train accélérait entre Copley et Kenmore, elle s’est laissé aller, les mains posées sur le dossier du siège en face d’elle, et la tête appuyée contre la vitre obscure de la fenêtre. Elle voulait donner l’impression qu’elle était perdue dans des souvenirs un peu tristes et calmes venus d’un passé lointain, mais sous son apparence de paix intérieure, je pouvais lire la présence du pétillement sexuel. Elle a écarté les lèvres très lentement, elle a ouvert ou entrouvert la bouche : ses lèvres ne se touchaient plus qu’au milieu, où elles étaient plus lourdes. J’avais abandonné mon livre, incapable de m’empêcher de la regarder directement.

(…)

Au moment où je faisais repartir le temps après avoir monté le papillon presque au maximum, elle a remarqué que je la regardais et nos yeux se sont  rencontrés et sont restés fixés les uns aux autres comme des lasers ; j’essayais de lui dire du regard que je comprenais comme c’était bon, malgré ses efforts désespérés pour se contenir, que j’étais le seul dans le train qui voyait ce qui lui arrivait, que j’étais très touché d’en être le témoin et que je ne montrerais à personne ce qu’elle me laissait voir. J’ai fait un signe de tête en fermant les yeux puis je l’ai regardée de nouveau : je donnais mon consentement à son orgasme qui approchait. Elle a détourné les yeux, regardé les petites annonces au-dessus des vitres, puis elle m’a regardé de nouveau et j’ai vu les dents de sa mâchoire inférieure passer devant celles de sa mâchoire supérieure, ses yeux s’agrandir et devenir plus sombres et plus pleins – et (j’en suis presque sûr) elle a joui. Elle a pris une profonde respiration, elle a réuni ses cheveux dans son index replié en forme de O pour les relâcher aussitôt, puis elle a baissé la main vers ses jambes et j’ai dû déclencher le Point d’orgue rapidement pour lui enlever le papillon (…). Le temps est reparti et je lui ai souri de nouveau d’une façon stupide et elle m’a rendu mon sourire en hésitant, sans bien savoir comment expliquer ce qui venait d’arriver. »

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18 commentaires pour Tribute #16

  1. Gawel dit :

    Hmmmmmm…
    C’est ce genre-là, ton jouet magique ?

    (j’ai mis un moment à comprendre qu’il arrêtait *vraiment* l’Univers)

    • R. dit :

      Tu parles du papillon ou du mécanisme qui permet au monsieur d’arrêter le temps, justement ? 🙂
      (dans les deux cas c’est non : mon jouet magique est très joli et petit, reste en dehors de « tout ça » et se contente de vibrer ce qui me suffit pour l’aimer, et malheureusement, je ne sais pas arrêter le temps…)

      • Gawel dit :

        Je parle du papillon. On n’en a pas la description mais je l’imaginais petit et « en dehors de tout ça », et uniquement vibrateur, vu le contexte ! Non ?

  2. Le Point d’Orgue est un très magnifique roman de Nicholson Baker (en plus sage, je recommande également La mezzanine dont j’ai parlé sur mon burp). Un roman érotique, mais qu’on ne peut résumer à ça. Un érotisme ludique, comme cet extrait l’illustre à merveille. Je recommande plus que chaudement (je l’ai même offert à plusieurs reprises !).

  3. Alex dit :

    Je ne connaissais pas ce roman mais je cours l’acheter 🙂

    • R. dit :

      Tu rigoles ??? Tu ne te souviens pas, nous deux, au Luco, en train de lire ce livre…? Ou alors c’est ma mémoire qui flanche ?
      Putain, ça y est, j’ai l’espèce d’alzheimer de la mère… 😀

      • Alex dit :

        Euh…..tu es sûre que c’était avec moi ? C’était avant ou après les crêpes au sucre ?
        Tu me fais douter mais je m’en rappelle pô 😦

        • R. dit :

          Beeeeeen… presque sûre. Vu que tu es ma presque seule copine de fac (rapport qu’il n’y avait que des mecs). Je vois encore la scène, nous deux assises sur les chaises vertes du Luxembourg, en plein soleil, moi te lisant un passage du livre, probablement entre deux cours, et nous mi-excitées, mi-pétées de rire… 🙂

          • Alex dit :

            Je nous imagine très bien, mi-excitées, mi-pétées de rire mais je m’en rappelle pas du tout ! Putain d’Alzheimer j’arriiiiiiive 😉

  4. Vincent Pavor-Tennyson dit :

    Une lecture achetée au hasard ? Mon cul ! C’était la même couverture… ?

  5. dit :

    Mouais…. bien sûr, t’aimes tellement les jupes plissées que t’as même pas remarqué qu’il n’y en a pas sur la couv!

  6. dit :

    Une jupe!
    Non plissée 🙂

  7. Vincent Pavor-Tennyson dit :

    Je crois qu’il est temps d’engager un vaste débat.
    Diriez-vous qu’il s’agit d’une :
    • Jupe plissée
    • Jupe rayée
    • Jupe rayée plissée
    • Abat-jour
    • Méduse ?

  8. Paul Yanna dit :

    J’ai pas compris tout de suite que le personnage principal arrêtait VRAIMENT le temps. Je pensais que c’était une image, une métaphore ou quelque chose comme ça.
    Du coup, j’ai vraiment envie de lire ça.

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